Centuriations    
       
     
  Borne de centuriation de Trajan    
       
 

"Il n'y a d'histoire vraie que de la géométrie" affirmait le philosophe Michel Serres, parce que "plus un savoir va vers le pur, et plus aisément il transmet par le temps ses contenus inchangés". C'est donc un chapitre d'histoire de géométrie et de géodésiens de l'Afrique, une page méconnue des sciences géographiques que nous voudrions ouvrir avec vous. Cette histoire de géodésie commence sur une montagne pour se terminer dans la mer, la Méditerranée.
Lorsqu'en 1895 le capitaine de Vauvineux, un géodésien, fut envoyé dans les confins algéro-tunisiens pour cartographier la nouvelle Régence, il rechercha naturellement des points remarquables de loin pour installer ses signaux géodésiques. Il remarqua "tranchant sur le reste de la plaine" une montagne tabulaire caractéristique. C'était bien tomber. Il s'adressait juste à la plus formidable "montagne rocheuse d'une hauteur immense, assez étendue pour porter un fortin" précisait Salluste dans sa Guerre de Jugurtha. L'histoire de cette Table de Jugurtha est étrange, on le sait. Elle commence par la fin, et s'écrit à rebours.
Ce géodésien venait de marcher sur les pas d'un autre géomètre qui avait opéré ici dix-neuf siècles plus tôt. Mais de cela, il ne s'en doutait point. Quelques années plus tard un autre officier géographe, le capitaine Donau trouvait prés des grands chotts tunisiens plusieurs bornes gromatiques sur lesquelles étaient inscrites ses coordonnées romaines. Elles appartenaient à un vaste carroyage dont l'origine se situait, selon un expert allemand Barthel, à plus de deux cent cinquante kilomètres plus au nord, non loin de cette Table de Jugurtha, près du camp de la 3e légion Auguste qui en avait été chargé. Ce vaste réseau devait s'intégrer dans une vaste carte couvrant toute l'Africa romaine. Cette proposition, qui était bien dans l'esprit de la grande école allemande de géographie, laissa bien perplexe nos historiens. Aussi Davin, un autre géographe, tenta-t-il de retrouver ces bornes. Il réussit à en localiser cinq et il précisa ce carroyage, mais sans percevoir clairement sa finalité. Les choses en restèrent pratiquement là. Ce monument géographique retomba dans l'oubli.
Le hasard fit qu'un article sur la question nous intrigua au plus haut point. Nous connaissions cette Table de Jugurtha et son histoire et nous nous intéressions aux travaux géodésiques de nos savants de l'Académie des Sciences qui avaient mesuré la Terre. Ce monument géographique, unique par son étendue et par le nombre de ses témoins, méritait bien d'être re-visité. Nous sommes donc repartis à la recherche de ces témoins géodésiques, non plus au hasard, mais à partir d'un modèle mathématique du réseau. Après plusieurs campagnes de recherche, une trentaine de bornes étaient localisées au GPS dont une dizaine d'inédites. La carte de ces mensores était reconstituée et leurs méthodes étaient enfin ébauchées. Notre géomètre romain avait choisi la Table de Jugurtha pour ses observations astronomiques, arpenté la plaine pour mesurer sa base et triangulé le pays jusqu'au fond de la petite Syrte (golfe de Gabès). Nos savants n'avaient-ils pas opéré de la même manière, mais avec des outils plus modernes ? Trop souvent ces géomètres ont été considérés comme de simples agrimensores. Justice devait leur être enfin rendue : ils font partie de la fine fleur des triangulateurs dans la lignée de nos grands géodésiens.
De cette carte de l'Africa Nova , il ne subsiste plus qu'un nom "forma" sculpté dans la pierre de la borne de Trajan, et deux lettres R.R. (Ruines Romaines) portées sur les cartes d'état-major dressées par nos officiers géographes. Cette page d'histoire des sciences géographiques, exceptionnelle mais méconnue, méritait bien une reconnaissance de ces centurions triangulateurs et de ces officiers topographes.